Riad Salamé : "Le Liban n'est pas en faillite"

5/29/2020
Caroline Mangez - Paris Match
Arrivé aux commandes en 1993, au sortir de la guerre civile, dans le sillage de Rafiq Hariri, Riad Salamé, initiateur d’une politique monétaire unique au monde, était depuis près de 30 ans la fierté de son pays. Mais dans un Liban en défaut de paiement depuis mai pour la première fois de son histoire, sa popularité chute aussi vite que la dette publique, estimée fin 2019 à 90 milliards dollars, soit 176 % du PIB, se creuse. Soutenu par les Etats-Unis, cet ancien de chez Merill Lynch, est l’homme qui a coupé certaines sources de financement du très puissant Hezbollah, et désormais celui qui impose les restrictions bancaires sur les retraits de liquidités et les transferts à l’étranger. Partie prenante dans les négociations en cours avec le FMI pour tenter de sauver le Liban du naufrage, il nous a accordé une interview exclusive.
 
Paris Match. Depuis mars dernier, pour la première fois de son histoire, le Liban se retrouve en défaut de paiement, comment en est-on arrivé là?
 
Riad Salamé. En cumulant les déficits des balances courante et budgétaire sur les cinq dernières années, le Liban a atteint un déficit jumelé de 81 milliards de dollars d’où moins de devises dans notre système. Nous étions en faveur de continuer à honorer la dette extérieure du pays pour éviter des tensions notamment au niveau de l’entrée de capitaux extérieurs et devises, mais la majorité des décideurs était de l’avis inverse. L’option du défaut de paiement l’a emporté et nous nous y sommes rangés.
 
Après vous avoir adulé, les Libanais appauvris vous vouent aux gémonies, êtes-vous comme un bouc émissaire?
 
Seule une partie de la rue, excitée par des factions politiques, diabolise de manière caricaturale la Banque centrale et son gouverneur. C’est injuste : nous ne sommes pas la cause des problèmes auxquels le Liban doit faire face. Au contraire, la politique monétaire menée a permis longtemps de maintenir des taux d’intérêts bas alors que la dette du pays augmentait d’année en année. Le système était viable à condition que des réformes politiques de fond soient opérées en parallèle…
 
Aujourd’hui, malgré le défaut de paiement, malgré la récession engendrée par l’épidémie de Coronavirus, il n’est pas en faillite. les produits arrivent sur les marchés, les prix de l’essence, des médicaments, de la farine n’ont pas variés. Le fait d’avoir des réserves suffisantes pour financer les importations essentielles au pays prouve que nous avons fait notre métier de façon professionnelle. Sinon il n’y aurait plus de banque, plus de monnaie.
 
Le prix du lait pour bébé lui a triplé?
 
Cela ne relève pas de la banque centrale, mais de ceux qui l’importent et le vendent. Nous sommes en train de réfléchir à une solution pour offrir des devises à des cours plus bas que ceux pratiqués par les changeurs.
 
Sous le manteau le dollar s’échange à 4000 livres libanaises contre 1500 dans les banques. Faut-il maintenir ce taux officiel instauré dans les années 90 contre vents et marées?
 
A la faveur de la crise, indéniablement, une économie cash se développe. Mais en terme de parts de marché, les banques contrôlent toujours 90% du change qui s’opère dans le pays. Cela évite une flambée de l’inflation et un appauvrissement plus grave de la population. Aucun remède n’est idéal dans pareille situation, mais continuer de vivre avec ce double régime de change assure, à mon sens, le maintien de la stabilité sociale. S’il fallait y renoncer, notamment dans le cadre des négociations actuelles avec le FMI, nous y serions prêts pour arriver à une conclusion favorable pour le pays.
 
Pour sauver l’économie libanaise faut-il empêcher les Libanais d’accéder à leur argent, voire même ponctionner leurs dépôts?
 
Dès le début de la crise, la banque centrale a pris une position en accordant des crédits aux banques, en dollars ou livres libanaises, afin qu’elles puissent subvenir aux demandes de liquidité. Pour préserver l’argent des déposants, il faut dans un premier temps éviter leur faillite. Ensuite, il sera temps de leur imputer ainsi qu’à leurs actionnaires, une part des pertes liées à la situation ou au défaut de paiement… Pour faire face, elles doivent reconstituer leurs fonds propres, et nous leur avons demandé d’augmenter leurs capitaux de 20%. Celles qui n’y parviendront pas seront reprises par la Banque centrale.
 
La vindicte populaire dénonce une corruption endémique, est-ce un terme juste?
 
Au niveau de sa gestion, l’Etat a manqué de transparence. Certains déficits n’ont pas été justifiés, notamment au moment de l’augmentation des salaires du secteur public. Des dossiers circulent sur la contrebande, les marchés publics, les importations de fioul, tout cela est de notoriété publique. Des lois, et des circulaires émises par la banque ont été mises en place pour lutter efficacement contre le blanchiment, l’évasion fiscale et donc la corruption. Il ne reste qu’à les appliquer, avec rigueur.
 
Le gouvernement formé en janvier vous accuse de ne pas l’en avoir tenu informé de récentes restrictions imposées, le dialogue entre lui et vous est-il rompu?
 
On ne nous a pas reproché les restrictions, mais au contraire des circulaires rendant plus aisé l’accès des Libanais à leurs dépôts et liquidités. En les émettant nous n’avons pas outrepassé nos prérogatives légales puisque de par la loi, la Banque centrale est indépendante dans les décisions qu’elle prend. Nous nous efforçons cependant de maintenir un dialogue et de nous montrer coopératif dans l’intérêt du pays.
 

La stabilité de la livre a été la pierre de fondement

 
Au sortir de la guerre civile, les Libanais jouissaient d’un pouvoir d’achat envié dans toute la région, aujourd’hui la dette publique est la 2ème la plus élevée au monde en proportion du PIB, ont-ils vécu à crédit?
 
La stabilité de la livre a été la pierre de fondement pour rebâtir l’économie en redonnant confiance au secteur financier, en attirant des capitaux étrangers et donc des liquidités grâce à des taux attractifs. Au delà d’un train de vie, cette politique encourageant l’endettement de l’état, mais aussi du secteur privé et des individus, a permis a la classe moyenne de se reconstituer. Mais un tel système devient vulnérable quand la dette est déraisonnable et que les fonds entrant se font plus rare. Or , de ce point de vue, nous avons vécu un véritable tournant en novembre 2017, quand le premier ministre Saad Hariri, a dû annoncer sa démission depuis l’Arabie Saoudite. La conférence du Cèdre en 2018, censée pallier à la crise, n’a pas réussi à enrayer le processus. Les agences de notification ont dégradé le Liban, les taux sont montés, les investisseurs se sont fait encore plus rares et le déficit s’est dramatiquement creusé sur fond de tensions dans la région, et notamment d’une guerre en Syrie qui a coûté au Liban des milliards.
 
Pendant des années, selon une mécanique unique au monde, l’Etat libanais, via la banque centrale, a offert des taux ultra attractifs à ceux qui déposaient leurs capitaux dans ses banques pour financer ses dépenses publiques. Certains dénoncent la dette devenue une rente pour les investisseurs et les banquiers qui se servaient au passage…
 
Le Liban offrait des taux qui ne dépassaient pas 10% quand ceux pratiqués par la Turquie ou l’Egypte étaient doubles ou triples… Si vous écartez les opérations financières spécifiques, c’était pour un pays comme le notre tout à fait acceptable. Aujourd’hui le prix des actions des banques libanaises est à la baisse, si elles s’étaient vraiment enrichies, serait-ce le cas ? Certaines accusations exagérées relèvent de vieux clichés, il faut s’en tenir aux chiffres.
 
Vous avez ainsi financé onze gouvernements successifs, la plupart insolvable, pourquoi n’avoir pas empêché cette fuite en avant?
 
Comme d’autres créanciers, j’ai sonné maintes fois l’alerte. Et tous nous avons cru aux promesses d’efforts et de réformes sans cesse déclarés et hélas jamais suivies d’effet. L’article 91, du code qui régit la Banque du Liban, nous oblige à prêter à l’état quand il manque de ressources. Heureusement peut-on dire, sans eux l’Etat n’aurait pas pu payer les salaires, faire fonctionner l’électricité, les hôpitaux, et l’économie serait encore plus dévastée. Il n’y a pas un exemple au monde où une banque centrale a mis en faillite son gouvernement.
 
Les chiffres varient de 40 milliards, soit 100% du PIB à 68 milliards, à combien s’élèvent réellement les pertes des banques privées et de la banque centrale?
 
Selon le bilan que nous venons de présenter devant le ministre des Finances et le Parlement, le capital de la banque centrale reste positif. Nous sommes à même de faire les ajustements comptables demandés pour négocier avec les créanciers et engager des réformes, sans recours aux banques ou à l’état, à condition que ce dernier rembourse ses créances auprès de nous.
 
Que reste-t-il des réserves en or et en devises de la banque du Liban?
 
Même si vous enlevez les 5 milliards d’Eurobonds en défaut, elles s’élèvent aujourd’hui à trente milliards de dollars dont vingt en liquidités absolues et un stock d’or évalué à 15 milliards de dollars. Sans compter le découvert en devises de l’Etat, 16 milliards, non inclus dans le bilan, mais restant du.
 
Croyez-vous qu’une manière de déstabiliser le Liban est de déstabiliser son secteur financier ?
 
Le secteur financier et notre monnaie subissent de plein fouet les répercussions d’une crise régionale dont le Liban ne peut s’émanciper. Cibles depuis trois ans de campagnes de dénigrement systématiques, ils sont utilisés comme un outil de pression dans les clivages de la région.
 

L'Etat a manqué de transparence

 
Sous la pression des Etats­ Unis, vous avez coupé certaines sources de financement du Hezbollah, quelle relation entretient la Banque du Liban avec ce mouvement chiite pro­iranien?
 
De telles circulaires ont été émises, hors de toute considération politique, pour être en adéquation avec les lois en vigueur avec les banques correspondantes et maintenir le Liban dans le circuit financier international. Cela est essentiel pour les Libanais, épris de liberté et vivant pour beaucoup du commerce.
 
Figurant dans de nombreux pays sur la liste des organisations considérés comme terroristes et par la même passible de sanctions financières est-il imaginable que ce mouvement qui siège au gouvernement se positionne pour prendre la tête de la banque centrale?
 
Je ne veux pas spéculer. Tout ce que je peux dire c’est qu’il est de l’intérêt du gouvernement qui désigne le gouverneur de la Banque centrale de maintenir notre ouverture au monde pour préserver l’économie libanaise.
 
Début mai le gouvernement a fini par adresser une demande d’assistance financière au FMI pour restructurer sa dette publique. Où en sont les négociations ?
 
La volonté est unanime, y compris pour ce qui est de la banque centrale qui y participe. Nous n’en sommes qu’au début, et j’espère que les choses iront vite.
 
Etes-vous comme le chef d’orchestre du Titanic « prêt à jouer jusqu’au bout »?
 
Tant que l’on voudra de moi, je continuerai de servir les intérêts du Liban. Un nouveau Titanic a récemment repris la mer, cela me fait dire qu’il ne faut jamais perdre espoir.
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